Interview de Yanis Varoufakis, actuel ministre des Finances en Grèce, publiée (en anglais) le 23 janvier 2015 sur le site de Channel 4, deux jours avant la victoire de Syriza aux élections législatives.
Paul Mason : Que ferait un gouvernement Syriza dans les 100 premiers jours ?
Yanis Varoufakis : Trois mesures. Premièrement, nous devons nous occuper de la crise humanitaire. Il est grotesque qu’en 2015, nous ayons des gens qui avaient un travail, une maison – certains avaient une boutique, il y a encore quelques années – et qui dorment dans la rue, le ventre vide. Il est inacceptable que des écoliers fassent leurs devoirs à la lueur d’une bougie parce que l’électricité a été coupée du fait que l’État a été mal inspiré de décider de taxer la propriété à travers les factures d’électricité. Ce sont des choses qui coûtent très peu d’argent et qui ont un impact symbolique, social et moral majeur. C’est l’une des trois pièces [de notre politique]. La deuxième chose que nous devons faire dans ce pays est de le réformer. Réformer en profondeur et réformer d’une façon qui s’attaque à ce que l’on appelle le « triangle criminel ». En Grèce, le triangle criminel [ou « triangle des combines » – NdT] comprend la partie achats de l’État, où vous avez des fournisseurs de l’Etat à la recherche de profits indus qui lui font payer des fortunes – par exemple, une autoroute grecque coûte trois fois plus cher à construire qu’une autoroute française, ce qui est inacceptable. Deuxièmement, la deuxième partie du triangle est formée des banquiers sans scrupules qui extorquent le maximum d’argent. Et troisièmement, les mass media qui sont tout le temps en faillite. Il faut donc se poser les bonnes questions, comme se demander comment ils parviennent à joindre les deux bouts quand ils n’ont jamais montré le moindre bénéfice.
PM : On pourrait presque entendre les centristes européens s’écrier, « il y a là un parti de gauche qui touche à la liberté d’expression ! »
YF : C’est le contraire. Nous sommes absolument attachés à la liberté d’expression, et la liberté d’expression en Grèce a été compromise par cette alliance contre nature entre des banquiers sans scrupules, des promoteurs et des propriétaires de médias qui deviennent la voix de ceux qui veulent parasiter les efforts productifs de tous les autres et vivre à leurs crochets.
PM : Que ferez-vous concrètement contre l’oligarchie ?
YF : Nous allons détruire les fondations sur lesquelles ils ont construit, décennie après décennie, un système et un réseau qui sucent méchamment l’énergie et la force économique de tous les autres dans la société.
PM : Vous n’êtes pas seulement un économiste, vous connaissez l’Histoire de ce pays. Vous savez ce qui s’est passé la dernière fois que quelqu’un a essayé de reprendre le pouvoir à l’oligarchie grecque…
YF : Un combat juste doit être mené sans se soucier de ce que cela peut nous en coûter.
PM : Et le coût pourrait être qu’un gouvernement Syriza s’aperçoive, à un certain moment, que la démocratie lui est ôtée…
YF : Il n’y a pas d’autre alternative que de rester inébranlable dans notre opposition à ces forces qui vident essentiellement la démocratie de sa substance. Mais venons-en à la troisième pièce de notre politique. Résoudre la crise, réformer la Grèce, nous attaquer à l’oligarchie, abolir l’immunité fiscale. Parce que ce n’est pas tant un problème d’évasion fiscale que d’immunité fiscale. Et la chose à faire, bien sûr, est de renégocier les accords de prêts avec nos partenaires européens, lesquels ont été préjudiciables à l’Europe dans son ensemble.
PM : Vous avez été pendant des années à l’extérieur de la politique. Que ressent-on lorsque l’on se retrouve aux portes du pouvoir ?
YF : Effrayant. Un seul mot : effrayant. Mais d’un autre côté, après avoir dit ça, dans les universités où j’ai passé toute ma vie – en Grande-Bretagne et ailleurs – j’étais persuadé que tout collègue voulant devenir à tout prix chef de département devrait être immédiatement disqualifié, parce qu’on ne devrait le faire qu’à contrecœur en tant que service public. Donc nous sommes des candidats au pouvoir à contrecœur et, malheureusement, c’est l’Histoire et cette crise qui nous ont poussés au centre de la scène, et nous avons maintenant hérité du défi empoisonné de devoir faire des choses essentielles que même les partis bourgeois auraient dû faire et qu’ils n’ont pas fait.
PM : Et si avec l’un de vos collègues, vous vous rendez à l’Eurogroupe dans deux semaines, que leur direz-vous ?
YF : Il est temps de dire la vérité sur la responsabilité insoutenable du déni majeur avec lequel l’Europe a traité la faillite dans ses assemblées et sur l’architecture problèmatique du système de l’euro.
PM : Et selon vous, quelle est la probabilité que la Grèce soit chassée de la zone euro ?
YF : Zéro.
PM : Qu’arrivera-t-il à la zone euro si elle continue comme elle est ?
YF : Si nous ne réformons pas le système de l’euro, si nous ne créons pas d’amortisseurs et ce que j’appelle un mécanisme de recyclage des excédents au sein de la zone euro, celle-ci sera foutue dans quelques années.
PM : Pourquoi ?
YF : Parce que vous ne pouvez pas avoir une union monétaire qui prétend pouvoir survivre à une crise financière majeure simplement en prêtant plus d’argent aux pays en déficit à la condition qu’ils réduisent leurs revenus.