«

»

Trente ans après, ils marchent encore pour l’égalité

marcheegalite

Le 15 octobre 1983, une vingtaine de jeunes de la banlieue lyonnaise entament un tour de France des quartiers pour dénoncer le racisme et les discriminations. Anciens et jeunes militants soulignent la brûlante actualité de cet acte fondateur. 

Raconter une autre histoire. Celle des marcheurs et de leur relève, les jeunes militants des quartiers d’aujourd’hui. Alors que l’on célèbre, à grand renfort médiatique, les trente ans de la Marche pour l’égalité des droits et contre le racisme, trop vite rebaptisée par les médias Marche des beurs, de nombreuses voix s’élèvent pour témoigner de son inscription dans les luttes sociales et politiques.

Tout commence le 20 juin 1983, dans le quartier des Minguettes à Vénissieux (Rhône). Toumi Djaïdja, jeune militant des quartiers, est pris pour cible par des policiers, alors qu’il tente de secourir un enfant attaqué par un chien d’intervention. Touché au ventre par une balle, il passe quelques jours dans le coma. À son réveil, il décide sur son lit d’hôpital de lancer, avec son collectif SOS Avenir Minguettes et des militants antiracistes de la Cimade, une marche pacifique pour stopper la spirale de violence. Cette démarche inédite met en lumière les ratonnades et autres brutalités policières impunies qui auraient provoqué, entre 1971 et 1989, la mort de 203  Maghrébins pour motif raciste.

Le droit de vote des étrangers toujours oublié

Au départ, les marcheurs quittent Marseille, rejoints à chaque étape par des associations de soutien. À leur arrivée à Paris, ils sont près de 100 000  manifestants à converger vers la Bastille. « La marche n’est jamais arrivée à Paris le 3 décembre 1983, si ce n’est en rêve. Parmi les rescapés de cette période, nous marchons toujours inlassablement… » C’est ainsi que, trente ans après, Farid Taalba, marcheur et membre du Collectif Jeunes de Paris, analyse l’événement. Pourquoi n’est-elle jamais arrivée ? Sans doute parce que nombre des revendications de l’époque, qui dénonçaient les institutions (police, justice, patrons, bailleurs sociaux, etc.) comme des relais d’inégalités, n’ont pour la plupart jamais abouti (1). Sans doute aussi parce que la marche fut le point saillant d’une série d’actions militantes restées sans lendemain. Son héritage fut réduit à la création de SOS Racisme. Fondée en 1984, sous la houlette du Parti socialiste, et financée par des personnalités comme Pierre Bergé ou Bernard Henri-Lévy, l’association est accusée aujourd’hui d’avoir dépolitisé le mouvement.

« Dès le début des années 1980, on a commencé à se bagarrer contre les ratonnades, se souvient Nordine Iznasni, militant historique des quartiers populaires et de l’immigration. Notamment quand notre ami Abdenbi Guemiah a été tué en octobre 1982 par un habitant des pavillons voisins de la cité Gutenberg, à Nanterre. Peu après, en mars 1983, on est parti à Vénissieux soutenir les jeunes du quartier Monmousseau, dont Toumi, qui faisaient une grève de la faim pour dénoncer les violences faites aux habitants. Il y a eu aussi le soutien aux travailleurs immigrés grévistes de Talbot Poissy, à qui on hurlait : “Les Arabes au four, les Noirs à la mer !”, puis la marche de Convergence 84, la bataille contre la double peine, la création du Mouvement immigration banlieue… »

Le fil des luttes de l’immigration, dont la marche marque une des étapes, ne s’est donc jamais interrompu. Et les générations de militants qui ont poursuivi ces batailles en témoignent. Hinde Yebba, trente-cinq ans, cofondatrice du collectif Nous, femmes d’ici et d’ailleurs, au Blanc-Mesnil (Seine-Saint-Denis), se sent héritière de cette histoire. Malgré son jeune âge à l’époque de la marche, elle se souvient des images à la télévision. « Je sentais une ébullition dans mon entourage. Cette marche a soulevé un immense espoir. Elle portait des revendications politiques qui ont été trop gommées et que je porte à mon tour, comme le droit de vote des étrangers. C’est un point essentiel de reconnaissance. »

À l’autre bout de l’Hexagone, Khalid El Hout, trente-neuf ans, militant de l’association Justice pour le Petit-Bard, à Montpellier, se bat depuis 2004 pour le droit au logement dans ce quartier populaire. La lutte qu’il mène avec les locataires s’inscrit, pour lui, dans un prolongement de celles de 1983. « Bien sûr, je suis issu de cette histoire. Mon grand frère militait à l’époque et je suis très vite entré dans les réseaux de lutte contre la double peine, raconte-t-il. Ce qui est dur, c’est de voir que les problèmes sont loin d’être réglés. Le chômage fait des ravages et on a toujours soif de justice sociale. Le racisme s’est institutionnalisé. Je ne dis pas qu’il n’y a pas eu d’évolutions, mais quand même, beaucoup trop de jeunes restent sur le bord de la route. Et puis, je suis très inquiet de voir comment le Front national est devenu fréquentable. » Cette inquiétude est largement partagée par Rokhaya Diallo, militante antiraciste et cofondatrice des Indivisibles, association de lutte contre les préjugés ethno-raciaux. Pour elle, il y a, encore aujourd’hui, toutes les raisons de marcher « quand on entend ce que dit Manuel Valls sur les Roms ou quand on voit la difficulté à faire passer le récépissé pour éviter les contrôles au faciès ».

L’héritage de la marche ? « Sans elle, tranche-t-elle, je ne serais pas là. Il ne faut pas oublier tous les mouvements syndicaux des travailleurs immigrés pour avoir le simple droit d’association. Nos parents n’ont pas été si passifs qu’on le dit. » Malgré tout, des choses ont changé. « On n’aurait jamais imaginé une femme noire comme ministre de la Justice et une femme d’origine maghrébine au poste de porte-parole du gouvernement. L’évolution a été positive mais décevante au regard de ce que revendiquaient les marcheurs. » Un hommage aux parents immigrés : c’est aussi comme cela qu’Alima Boumediene-Thiery interprète la marche, qu’elle a accueillie à Paris en 1983. Native d’Argenteuil (Val-d’Oise), cette ancienne sénatrice des Verts, fille d’un ouvrier algérien, explique à quel point ce mouvement l’a construite. « C’est difficile de raconter cette histoire et de la faire accepter. À l’époque, la marche m’a permis de me réconcilier avec mes parents. Nos enfants doivent à leur tour se la réapproprier », plaide-t-elle. Et la jeune Hinde Yebba, du collectif des femmes du Blanc-Mesnil, de conclure : « Ce qui est sûr, c’est que la marche fait partie de l’histoire de France. »

(1) Seule la carte de séjour
et de travail valable dix ans avait été accordée par François Mitterrand.

Chronologie : Des Minguettes à la marche pour l’égalité

Mars 1983: une descente de police aux Minguettes, à Lyon, qui se transforme 
en affrontement collectif. Le local des jeunes, quartier Monmousseau, est retourné. Des mères de famille molestées. Ces jeunes, dont Toumi Djaïdja, font une grève de la faim et créent l’association SOS Avenir Minguettes.

Nuit du 18 au 19 juin 1983 : Toumi Djaïdja est grièvement blessé au ventre par un policier à Lyon, pour avoir voulu porter secours à un jeune attaqué par un chien de police.

9 juillet 1983 : Toufik Ouanes, neuf ans et demi, est abattu d’une balle en plein cœur à la cité des 4 000 à La Courneuve, par un voisin. 
L’assassin est condamné à deux ans de prison.

11 septembre 1983: la liste RPR-FN remporte l’élection municipale partielle de Dreux.

15 octobre 1983 : début de la Marche pour l’égalité, au départ de Marseille.

15 novembre 1983 : trois candidats à la Légion étrangère tabassent à mort Habib Grimzi, 
à bord du train Bordeaux-Vintimille.

3 décembre 1983 : arrivée de la marche à Paris avec 100 000 manifestants.

15 octobre 1984 : création de SOS Racisme.

Décembre 1984 : deuxième marche 
à mobylettes, baptisée Convergence 84, 
pour remettre l’égalité au cœur des revendications.

Ixchel Delaporte (l’Humanité mercredi 27/11/2013)