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Le tour de passe-passe de Cuvillier

Le ministre des transports a présenté son projet de réforme ferroviaire le 16 octobre. Il sera discuté au Parlement au printemps. Une réforme ferroviaire, oui mais pourquoi faire ? On nous dit qu’il s’agit de répondre aux problèmes majeurs posés par la précédente réforme de 1997. Elle avait démantelé l’ancienne SNCF en créant à côté d’elle Réseau Ferré de France (RFF), un nouvel établissement chargé des infrastructures. Les conséquences de ce démantèlement sont connues : cloisonnement des activités qui conduit à une désorganisation du travail, dégradation du service, entretien défaillant des voies, course à la productivité… Cette séparation n’avait pour autre raison que de satisfaire au dogme de la concurrence libre et non faussée. Il s’agissait de permettre l’ouverture à la concurrence du rail, en garantissant le « libre » accès de tous les opérateurs au réseau. Une partie du trafic ferroviaire est d’ores et déjà libéralisé. C’est le cas du fret et du transport international de voyageurs. On en connaît l’effet : le transport de marchandises par le fret ne cesse de diminuer, à rebours de ce qui serait nécessaire pour diminuer massivement les émissions de gaz à effet de serre.

Il faudrait prendre la direction inverse, réunifier RFF et SNCF dans une seule et même structure et se fixer des objectifs ambitieux en matière de développement du ferroviaire, tant pour le transport de voyageurs que pour le fret. La réforme proposée aujourd’hui ne répond pas à cet objectif de bon sens. Elle est empêtrée dans la contradiction qui consiste à vouloir répondre aux problèmes posés par la concurrence en l’assumant encore et toujours comme l’objectif prioritaire. C’est le ministre lui-même qui le dit : sa réforme est euro compatible !

La réunification proposée est un trompe l’œil. Le ministre Cuvillier crée une nouvelle entité qui va surmonter les deux autres. En les appelant toutes les trois SNCF (SNCF, SNCF-Mobilités et SNCF-Réseau), il cherche à nous faire croire qu’il n’y en a qu’une! Pire encore, il accentue la séparation des activités en ramenant dans le giron du gestionnaire d’infrastructure deux services cruciaux qui étaient jusqu’alors toujours à la SNCF : Sncf-Infra (qui réalisait pour le compte de RFF la gestion et la maintenance du réseau) et la DCF (direction des circulations ferroviaires qui assure la régulation du trafic). C’est une drôle de trouvaille que de séparer la gestion des circulations de l’exploitation ferroviaire… La complexité d’un système tel que le rail exigerait au contraire davantage d’intégration ! Il s’agit d’un tour de passe-passe qui accentue la séparation du gestionnaire de réseau et de l’exploitant. En faisant mine de réunifier il achève la désintégration de la SNCF entamée en 1997.

Cela correspond tout à fait à l’esprit du 4e paquet ferroviaire qui vise à parachever la libéralisation de tout le secteur. En ligne de mire, la prochaine étape qui livrera à l’appétit du privé le transport de voyageurs. Les trois premières vagues de libéralisation ont mené à l’augmentation générale des tarifs, à un abandon des lignes moins rentables, à un moindre entretien des voies comme l’accident de Brétigny l’a crûment montré ? Ce n’est pas grave, on continue ! Il faudrait au contraire reconstruire un véritable monopole ferroviaire public.
Il n’est dès lors pas étonnant que la réforme ne donne aucun objectif de grande ampleur. Cuvillier annonce le retour de « l’Etat stratège ». Louable intention, sauf que nulle part dans ce texte il n’est question de définir une véritable politique qui relance le fret ou planifie les investissements pour augmenter la part modale du ferroviaire dans le transport de voyageurs. Nulle ambition écologique là-dedans. Il s’agit d’un texte gestionnaire qui parle dans la langue de  l’efficacité économique, de la compétitivité. C’est pourquoi en définitive, sa réponse au problème de la dette de RFF est de miser encore et toujours sur les gains de productivité. Ainsi il n’est nulle part question de considérer que si RFF a une dette considérable (40 milliards d’euros), c’est parce que les investissements sont eux aussi considérables, et que de ce fait ils devraient être assumés par l’Etat lui-même. L’ambition solférinienne d’un « Etat stratège » ne va pas jusque-là. Il faudra donc que les excédents dégagés par SNCF-Mobilités servent à résorber la dette de SNCF-Réseau. Mais sur quoi les excédents peuvent-ils être réalisés si ce n’est sur les gains de productivité imposés aux cheminots ? C’est une réforme euro-compatible jusque dans son obsession de la compétitivité puisqu’elle va poursuivre la logique de la performance économique, par la pression sur le travail et par le développement des lignes rentables au détriment des moins rentables. C’est la qualité de service sur les lignes locales qui va en pâtir. Une fois de plus l’aménagement du territoire se retrouve à la remorque de la rentabilité financière.

Le volant social de la réforme est en phase avec cette tonalité managériale : il s’agit de rendre compétitif le système ferroviaire. Le ministre regrette benoîtement le dumping social à l’œuvre dans le secteur. Il est vrai qu’il y a inégalité des conditions de travail selon qu’on est cheminot sous statut SNCF ou selon qu’on travaille dans les entreprises privées de fret ferroviaire. Or tout en prétendant préserver le statut des cheminots et en annonçant vouloir instaurer l’égalité des conditions de travail, le texte prépare en réalité un véritable nivellement par le bas des conditions de travail de toute la branche. En effet, il prévoit un décret socle et une convention collective relative aux conditions de travail. C’est ici notamment l’organisation et le temps de travail des personnels qui seront visés par cette convention collective. Mais si on voulait égaliser les conditions de travail des cheminots, pourquoi ne pas avoir étendu la réglementation en vigueur à la SNCF à l’ensemble de la branche ? La réglementation RH0077 qui précise les conditions de travail est une protection des salariés comme des usagers. En effet, l’amplitude journalière, le repos journalier, le nombre de jours de repos périodique sont autant de conquêtes indispensables pour des salariés qui exercent un métier difficile mais aussi de garanties de sécurité et de bon service pour les usagers. Vouloir laisser cela à la négociation et au « dialogue social » c’est accepter de dégrader le statut des cheminots.

C’est donc bien dans la logique austéritaire de l’Union Européenne que cette réforme se place, au-delà des effets d’annonce qui visent à mystifier les citoyens sur le contenu véritable du texte. C’est un piètre « Etat stratège » que celui-là qui ne donne comme perspective que l’efficacité économique et le respect de la concurrence libre et non faussée. Il faudrait au contraire assumer la désobéissance vis à vis des exigences de la Commission Européenne pour mener une véritable politique du rail écosocialiste.