Il y a eu le contournement des votes des français, puis des hollandais, refusant par référendum le Traité Constitutionnel Européen en 2005. Il y a eu le blocus financier pour mettre au pas le parlement chypriote en 2010. Plus récemment les grecs ont été victimes d’un véritable coup d’état financier pour faire plier la résistance du gouvernement Tsipras.
Le président portugais Aníbal Cavaco Silva vient d’ajouter une pierre à l’édifice austéritaire dans l’Union Européenne. Il a en effet refusé au leader socialiste António Costa, le soin de former un gouvernement. Pourtant ce dernier pouvait arguer d’une majorité de 122 député-e-s sur 230 issu-e-s du PS, du CDU (alliance entre le Parti communiste et les Verts qui a obtenu 8% aux élections législatives) et du Bloco de Gauche (10%).
Si constitutionnellement le président portugais en a le droit, politiquement c’est tout autre chose. Il l’admet lui-même : « En 40 ans de démocratie portugaise, la responsabilité de former un gouvernement a toujours été attribuée à ceux qui ont remporté les élections. » Et alors ? Alors, il a laissé à Pedro Passos, le leader de la droite, pourtant minoritaire, le soin de former un gouvernement…
Qu’a fait Costa pour mériter pareil sort ? Non pas la menace de sortir de l’Union Européenne, ni même la remise en question des traités, simplement le fait d’oser une alliance avec l’autre gauche plutôt que la droite. Et c’est déjà suffisant pour inquiéter Bruxelles, Berlin et les marchés financiers. Un véritable crime de lèse-majesté dans le monde du marché-roi. Aníbal Cavaco Silva a d’ailleurs dit crûment les raisons de ce refus : « En 40 ans de démocratie, aucun gouvernement au Portugal n’a jamais dépendu de l’appui des forces anti-européennes, à savoir les forces qui ont fait campagne pour abroger le Traité de Lisbonne, le Pacte budgétaire, le Pacte de croissance et de stabilité, ainsi que de démanteler l’Union monétaire et de sortir de l’euro, sans parler de quitter l’Otan (…) Après que nous ayons réalisé un programme onéreux entraînant de lourds sacrifices, il est de mon devoir, dans mes pouvoirs constitutionnels, de faire tout mon possible pour éviter de faux signaux envoyés aux institutions financières, aux investisseurs et aux marchés. »
Tout est dit. Plutôt trahir la souveraineté des urnes, et donc du peuple, que de laisser le pouvoir aux représentant-e-s qu’il s’est choisi-e-s, dès lors qu’ils risquent d’ébrécher l’ordolibéralisme gouvernant l’UE.
Il est vrai qu’après la Grèce, il convient de mettre le holà à ces peuples osant protester contre les purges d’austérité qu’ils subissent. Car le Portugal rappelle que la Grèce n’est pas une exception. L’économie portugaise se meurt aussi de l’austérité. C’est en effet en mai 2014 que le pays est sorti de son programme d’aide internationale, mais les quatre ans de crise (2011 à 2014) ont stoppé net la réduction des inégalités et de la pauvreté. Bilan : la dette publique portugaise se monte à 129 % de son PIB, le déficit budgétaire a atteint 7,2 % en 2014 et la croissance est estimée autour de seulement 1,6% pour cette année. Près de 20% de la population survit avec 411 euros par mois, au niveau du seuil de pauvreté, et le fossé entre les plus riches et les plus pauvres s’est un peu plus creusé.
Le président a beau faire, la crise politique est devant lui. Il est en effet vraisemblable que nos médias, silencieux pour le moment sur la situation à Lisbonne, vont devoir y dépêcher des envoyés spéciaux. Car Costa, le leader du PS, et les responsables de l’autre gauche ont promis de renverser le gouvernement dès que l’occasion va se présenter (Filipe Soares, député du Bloco de Gauche, a commenté : « Je donne à ce gouvernement une semaine, allez, une semaine et demie »).
Il va donc falloir suivre avec attention ce qui se passe au Portugal. Il est bien trop tôt pour savoir si cette alliance entre le PS portugais et une autre gauche en nette progression constitue une véritable évolution à gauche d’un deuxième parti social-démocratie après la victoire de Corbyn au sein du Labour. On ne le saura que si finalement il peut composer un gouvernement. Le caractère anti-libéral des mesures alors prises indiquerait la nature de son évolution. Mais quelles que soient les intentions réelles du PS, le simple fait qu’une majorité de gauche de ce type gouverne ensemble ouvrirait sans doute une nouvelle période de tension avec l’Eurogroupe et ses représentant-e-s direct-e-s au Portugal. A suivre donc…
Le vote des portugais le confirme en tous cas : rien n’est décidément joué en Europe. Bien sûr, le résultat des élections en Pologne, où ne subsiste plus un-e seul-e député-e de gauche, même modérée, au parlement, ou encore le score écrasant de 31,4 % du parti d’extrême droite FPÖ (Parti autrichien de la liberté) en Autriche, constituent un sinistre contrepoids. Mais les résultats des élections en Europe du Sud depuis quelques mois confirment le champ des possibles. Nous n’en sommes qu’au début du processus. Tout peut décidément s’accélérer, tout dépendra du rapport de force et de la capacité à un moment donné qu’aura un gouvernement de rupture de ne pas céder aux diktats de la Troïka. Pour le moment, saluons au moins la bonne nouvelle : après la victoire du Syriza anti-mémorandum de janvier en Grèce, d’autres peuples choisissent de rompre avec le carcan austéritaire. Cela ne fait que renforcer la pertinence du sommet internationaliste du plan B qui s’ouvrira les 14 et 15 novembre à Paris. Car, plus que jamais, le sort des gauches de résistance est lié. Si elles veulent espérer ouvrir une voie, elles devront ne pas désespérer les peuples qui peuvent être amenés à leur faire confiance. Dans le cas contraire, la vague brune pourrait devenir inarrêtable. Espérons que, dans les semaines à venir, ce sera au pays de la révolution des œillets rouges que s’ouvrira une nouvelle brèche.
Eric Coquerel Co-coordinateur politique du Parti de Gauche