Cent ans plus tard, on peut encore se demander encore comment on en est arrivé là, comment la vieille Europe et sa haute civilisation et ses traditions humanistes proclamées ont basculé dans l’apocalypse de la der des ders, mettant aux prises des dizaines de millions de jeunes hommes durant 1563 jours, portant la macabre addition du conflit à plus de 18 millions de victimes. Les études historiques de plus en plus précises mettent au jour les actes, les mentalités, les conduites sociales qui ont permis le cataclysme. Une remarquable exposition (Entre les lignes et les tranchées, au musée des Lettres et manuscrits, 222 bld Saint-Germain, Paris 7e, jusqu’au 31 août) y va de sa contribution sous la direction de l’écrivain Jean-Pierre Guéno, célèbre en la matière pour avoir redonné la parole aux combattants avec ses « Paroles de poilus » et « Paroles de Verdun ». Efficacement, elle rappelle que la mécanique qui a mené au désastre était prévisible sinon évitable et pas si mystérieuse que cela.
« Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage », avait prévenu le grand Jaurès. C’est un de ses manuscrits qui ouvre l’exposition avec celui de son discours à la jeunesse prononcé en 1903 pour la mettre en garde contre les fausses valeurs et les opinions manipulées. On peut mesurer tout l’à-propos de son intervention devant deux affiches, celle de la mobilisation générale des hommes et celle de la réquisition des chevaux, juments, ânes et mulets placardées toutes deux sur les murs de l’ensemble des communes de France le 1er août 1914. Elles avaient été imprimées en 1904, dix ans auparavant, ménageant juste un blanc pour l’inscription de la date fatidique.
Un autre document, si extraordinairement explicite qu’on pourrait le soupçonner d’être faux, met à jour la logique financière du conflit. Il s’agit de l’interview – réalisée par un journaliste français pour la revue Les Annales et publié le 25 mars 1917- d’un grand banquier américain. S’il a tenu à garder l’anonymat, il a exposé sans langue de bois les véritables mobiles de la Grande Guerre (c’est d’ailleurs le sous-titre de l’exposition). En voici le contenu complet tant chaque mot, chaque phrase qu’il adresse aux lecteurs français importent.
« Je pourrais vous confier que lorsqu’un peuple est sur le point de se sentir trop riche, une guerre est nécessaire pour l’arracher à la tentation du bonheur. Mais les idées abstraites ne sont pas mon fait. Je ne connais que les chiffres. J’ignore La Fayette. J’ignore si l’Allemagne attaqua la première. De l’histoire je ne retiens que la statistique. Je sais une chose, c’est que la Grande Guerre a quintuplé le chiffre de nos affaires, décuplé nos bénéfices et tout ce trafic magnifique nous l’avons opéré avec les Alliés. Nous nous sommes enrichis en vous procurant du coton, de la laine, de la viande, de l’acier, des obus, du blé, du cuir, des souliers, des mitrailleuses, des chevaux, des automobiles, des produits chimiques. Nos actions d’aciéries, telles que la Bethleem, ont monté en six mois de 600 pour cent. Nos poudreries, telles que l’usine Dupont, distribuent des dividendes de 110 pour cent. Le moindre de nos débardeurs ne travaille pas à moins d’un salaire de 35 francs par jour. C’est vous qui soldez. Tout ce qu’on pouvait vous vendre, nous vous l’avons vendu. Vous nous avez payés partie en or. Notre stock or dépasse aujourd’hui le stock or de tous les Alliés réunis. Mais vous nous avez payés aussi avec du papier. Or vos traites ne vaudront que ce que vaudra votre victoire. Il faut que vous soyez victorieux à tout prix pour faire face à vos engagements.
« Je vois plus loin encore. Il vous faudra reconstruire tout ce qui fut détruit. Cet argent que nous avons gagné sur vous, nous vous le prêterons pour relever vos villes, pour rebâtir vos fabriques, pour créer à nouveau votre existence économique. Un beau champ s’offre là pour nos placements futurs. Mais ce champ ne sera profitable que si vous triomphez avant l’épuisement complet. Voilà pourquoi nous voulons votre victoire rapide. L’Union vous aidera. Nous sommes derrière Wilson. Les rois eux-mêmes sont nos esclaves. Nous voulons la guerre ne serait-ce que pour protéger la flotte marchande anglaise dont la moitié du capital est yankee. Nous vous aiderons plus encore que vous ne pensez. Nous enverrons des volontaires, nous voterons le service militaire obligatoire, nous augmenterons encore notre production en obus, en canons, nous prendrons part s’il le faut, à la lutte continentale. Tous nos citoyens marcheront. L’Union n’est-elle pas déjà une gigantesque armée civile, exercée, assouplie, soumise de longue date à la rigoureuse discipline du trust. De cette armée nous sommes les chefs. Vous comprenez maintenant pourquoi la guerre est inévitable ? Les luttes entre peuples ? Mais c’est le seul moyen que nous avons de régler de trop lourdes différences en banque ! La Grande Guerre ? Guerre des tarifs, la nécessité d’un traité douanier avantageux, l’espoir d’une expansion économique nouvelle ! Plus encore que le Kaiser, ce sont les banques de Berlin qui ont voulu la guerre ! »
On pense inévitablement en lisant ces lignes à la fameuse lettre écrite par Anatole France à L’Humanité en 1922 : « On croit mourir pour la patrie ; on meurt pour des industriels. (…) Quant aux prétextes, religieux, idéologiques, « d’honneur », « humanitaires », ils ne sont que cela : des prétextes. » On constate également que ces cyniques aveux détaillent pas à pas le scénario de la totalité du siècle dernier : comment les Etats-Unis se sont érigés en première puissance mondiale grâce à la Première Guerre mondiale mais aussi comment ils ont assuré, avec la même logique et les mêmes méthodes, leur hégémonie au cours de la Seconde Guerre mondiale et lors de la phase de reconstruction financée par le plan Marshall. Cette même finance continue sa guerre contre les hommes aujourd’hui avec d’autres moyens comme le GMT. Les regards que nous jettent les poilus, par delà le siècle écoulé, sur les clichés du quotidien des tranchées pris par les frères Roux, deux prêtres-fantassins, expriment une lassitude, un accablement devant la barbarie dont ils déterminaient mal l’origine et les causes. Leur histoire est désormais lisible et comme on le sait, « un peuple qui oublie son passé se condamne à le revivre ».
Jean-Luc Bertet