Il n’y a pas d’Europe sociale. Chacun sait qu’il n’y a pas de droits sans possibilité de les faire respecter. Dès le traité de Rome de 1957, les six gouvernements fondateurs ont renoncé à l’obligation d’harmonisation sociale parallèlement à la volonté d’harmonisation commerciale et économique. L’harmonisation sociale devait résulter, comme l’indique l’article 117, du « fonctionnement harmonieux du marché ». On voit aujourd’hui ce qu’il en est avec 27 millions de chômeurs et un droit du travail en plein recul !
Quand on observe les propositions et les recommandations de la Commission européenne aux Etats membres de l’UE, il est manifeste que l’objectif est d’abolir peu à peu le droit du travail comme domaine juridique spécifique et non assimilable à des relations civiles privées. Ce qui nous ramène à ce 19ème siècle si cher aux libéraux, époque où c’est la voix de l’employeur qui primait toujours sur celle du salarié.
Nul ne s’étonnera dès lors qu’aillent dans le même sens les propositions faites par la Commission européenne au Conseil des Ministres et approuvées par celui-ci, le 14 juin 2013, en vue de l’adoption du mandat de négociation pour la création du « partenariat transatlantique pour le commerce et l’investissement » (ou grand marché transatlantique : GMT). En fait, ce GMT fournit l’opportunité de procéder au démantèlement de ce qui existe encore en matière de normes sociales dans un certain nombre d’Etats de l’Union européenne. Faut-il préciser que, pour la préparation du mandat de négociation, la Commission européenne reconnaît elle-même avoir tenu, entre janvier 2012 et avril 2013, 119 réunions avec les représentants des milieux patronaux et financiers ?
Avec le GMT, un des grands objectifs poursuivis par l’UE et les USA – c’est-à-dire par les multinationales transatlantiques fidèlement relayées par les gouvernements et la Commission européenne – c’est d’atteindre le plus petit dénominateur commun en matière de législations et de règlementations sociales. Le texte parle de « compatibilité des réglementations », « d’harmonisation ». Or, depuis que le libre-échange concerne non seulement les droits de douane, mais aussi ce qu’on appelle les « obstacles non-tarifaires », on sait que les négociations de ce genre vise à obtenir les normes les moins contraignantes pour les entreprises. C’est aussi l’objectif des accords de l’Organisation Mondiale du Commerce. Or, l’article 3 du mandat européen pour le GMT annonce « un haut niveau d’ambition d’aller au-delà » de ces accords.
De prétendues garanties
On trouve dans ce mandat des dispositions présentées par la Commission européenne et le gouvernement français comme des garanties de nature à protéger les normes sociales. Ainsi par exemple, cette phrase à l’article 8 « L’Accord devrait reconnaître que les Parties n’encourageront pas le commerce ou l’investissement direct étranger par l’abaissement de la législation et des normes en matière d’environnement, de travail ou de santé et de sécurité au travail, ou par l’assouplissement des normes fondamentales du travail ou des politiques et des législations visant à protéger et promouvoir la diversité culturelle. » De même, on peut lire, à l’article 32 que « L’Accord comportera des mécanismes pour soutenir la promotion du travail décent à travers l’application nationale efficace des normes fondamentales du travail de l’Organisation internationale du travail (OIT) telles que définies dans la Déclaration de l’OIT de 1998 relative aux principes et droits fondamentaux au travail, (…). »
Quelle crédibilité accorder à ces « garanties » ?
On notera qu’à l’article 8, il ne s’agit que d’un souhait et que les « garanties » de l’article 32 ne résistent pas au fait que les USA n’ont pas ratifié les normes fondamentales du travail de l’OIT. Depuis l’arrivée de Jacques Delors à la tête de la Commission européenne, toutes les propositions de cette Commission, vont dans le même sens : accorder au principe de la libre concurrence une application sans limite. Ainsi, par exemple une communication de la Commission au Conseil des Ministres et au Parlement européen publiée au Journal officiel de l’UE du 13 septembre 2001 : « Si des problèmes concrets se posent, la Commission aimerait recevoir les contributions du secteur privé et de la société civile afin d’identifier les solutions qui devraient ou pourraient être prises. Pour contribuer à définir d’éventuelles solutions, la communication inclut une liste non exhaustive de solutions possibles. Les solutions proposées sont:
laisser au marché la solution de tout problème rencontré;
promouvoir l’élaboration de principes non contraignants, communs. «
Depuis le début de la crise, la Commission, dotée de compétences nouvelles (semestre européen, MES, TSCG), adresse des recommandations qui demandent toutes la libéralisation voire la privatisation des services publics, la remise en cause du droit du travail, le démantèlement de la sécurité sociale. Il faut voir l’insistance que met la Commission à exiger que les Etats qui pratiquent encore la liaison des salaires et des allocations au coût de la vie y renoncent. En outre, il faut se rappeler que quatre arrêts de la Cour de Justice de l’UE (arrêts Viking, Laval, Rüffert, Commission contre Luxembourg) créent une hiérarchie des normes européennes qui place au plus haut niveau le primat du marché et de la concurrence sans limite et qui subordonne le droit social aux lois du marché.
Comment peut-on croire un seul instant que les dispositions du mandat relatives aux normes sociales seront défendues face aux USA par une Commission européenne dont tout l’effort est précisément de remettre en cause les normes sociales ?
Une « justice » privée pour le secteur privé
En outre, en prévoyant, à l’article 32 du mandat européen de négociation, le recours à un mécanisme de règlement des différends en matière sociale, nos gouvernements sont disposés à confier à des groupes d’arbitrage privés le soin de régler tout conflit sur les législations et réglementations sociales entre une firme privée et les pouvoirs publics, enlevant ainsi à nos tribunaux le pouvoir de trancher ce type de conflits. Un mécanisme de règlement des différends n’est en aucune façon un tribunal : c’est une structure créée au cas par cas, composée de personnes privées choisies par les parties, qui délibère en secret et dont les décisions sont sans appel. Une structure de ce type poursuit un seul but : donner raison à la firme privée. C’est que montre l’exemple de l’accord de libre-échange Canada-USA-Mexique signé il y a 20 ans qui sert de modèle au GMT.
Tout doit être mis en œuvre pour faire échouer cette négociation UE-USA qui transformera, si elle aboutit, les 28 Etats de l’UE en 28 colonies américaines.
Raoul Marc JENNAR
Auteur de « Le grand marché transatlantique. La menace sur les peuples d’Europe », Perpignan,