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En République, le blasphème n’existe pas

Voici la contribution écrite par Jean-Luc Mélenchon sur le « Droit au blasphème » dans le « Dictionnaire de la laïcité » publié chez Armand Collin. Il rappelle qu’en République, le blasphème n’existe pas.

Un blasphème est un discours jugé insultant à l’égard de ce qui est vénéré par les religions ou de ce qu’elles considèrent comme sacré. Mais « le blasphème n’est scandaleux qu’aux yeux de celui qui vénère la réalité blasphémée » a dit Pierre Bayle au XVIIème siècle. Aucune loi n’institue un espace sacré dont le contenu serait placé hors du champ de la loi librement débattue. Il n’y a donc pas de blasphème « objectif ». La notion de blasphème étant strictement religieuse, il existe du point de vue d’une société laïque une liberté de pensée et d’expression qui ne reconnait pas la limite de l’espace imaginaire déclaré comme sacré par les religions. Il n’y a donc pas de droit au blasphème puisque le blasphème n’a aucune réalité ni dans l’ordre de faits observables ni dans l’ordre juridique. Le « droit au blasphème » est donc aussi total que celui d’injurier le Père Noël.

Pourtant, les religions monothéistes ont réussi à imposer la condamnation du blasphème comme une norme. On trouve la condamnation à mort du blasphème dans les textes fondamentaux du Judaïsme, Christianisme et Islam.
Dés un des premiers livres recueillis dans la Bible, le Lévitique (24.1016), on peut lire : « celui qui blasphémera le nom de l’Éternel sera puni de mort, toute l’assemblée le lapidera. Qu’il soit étranger ou indigène, il mourra, pour avoir blasphémé le nom de dieu »
Selon l’apôtre Jean, les Juifs voulaient lapider Jésus, parce que, étant homme, il disait être dieu, ce qu’ils estimaient être un blasphème (Jean 10 : 33). Puis les serviteurs de dieu sont aussi accusés de blasphème par Saint Marc : « Vous venez d’entendre le blasphème : que vous paraît-il?  » Tous le condamnèrent (comme) méritant la mort » (Mc 14,64). 
Dans le Coran, l’insulte à Allah ou la compagnie de blasphémateurs est passible de mort également : « Ceux qui injurient (offensent) Allah et Son messager, Allah les maudit ici-bas, comme dans l’au-delà et leur prépare un châtiment avilissant » [Sourate Al Ahzab 33:57]
Les religions sont donc unanimes pour condamner le blasphème, même si elles en donnent des définitions et des modalités de répression fluctuantes. Cela atteste de la subjectivité absolue du blasphème et de l’impossibilité de le réprimer notamment dans une société où se pratiquent plusieurs religions.

En France, le blasphème fut passible de mort jusqu’à la Révolution Française. La victime la plus tristement célèbre de cette loi religieuse étant le Chevalier de la Barre. Il fut accusé en 1765 de blasphème pour avoir chanté deux chansons libertines irrespectueuses à l’égard de la religion et être passé devant une procession en juillet 1765 sans enlever son couvre-chef. Après dénonciation, une perquisition menée au domicile de La Barre amène à la découverte de trois livres interdits (dont le Dictionnaire philosophique de Voltaire et des livres érotiques) : plus de doute pour les juges d’alors : il est coupable. Arrêté le 1er octobre 1765 à l’abbaye de Longvillers il est condamné à mort. Voltaire prendra sa défense au nom de la tolérance, faisant du Chevalier de la Barre l’exemple de l’absurdité des lois religieuses. 

Les articles 10 et 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 suppriment la notion de blasphème du droit français, tant qu’il n’y a ni abus ni trouble à l’ordre public. La notion de blasphème est réinstaurée sous la Restauration et elle est à nouveau abrogée dans les années 1830. L’insulte d’une religion reconnue par l’Etat (en vertu du Concordat en vigueur jusqu’en 1905) conduit toutefois encore à des condamnations de militants anti-cléricaux pour leurs écrits, alors même qu’ils ne visent pas d’individus en particulier. Cette possibilité de condamnation est finalement supprimée avec les lois du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Cependant, le rattachement de l’Alsace et la Moselle en 1918 a réintroduit la notion de blasphème dans le droit français, via l’incorporation de l’article 166 du code pénal allemand qui punit le blasphème de trois ans de prison. 
Les églises, à commencer par l’Eglise catholique ne vont cependant jamais désarmer pour obtenir la répression du blasphème, signe de leur prétention, contraire à la laïcité, d’imposer dans l’espace public leurs normes particulières. On assiste ainsi à une recrudescence du mouvement anti-blasphème depuis les années 1980. 
En 1983, le cinéaste américain Martin Scorsese envisage de tirer un film du roman de Nikos Kazantzakis, « La dernière tentation », pour lequel l’auteur a été excommunié par l’Eglise orthodoxe grecque. La Paramount cède aux pressions des puissants fondamentalistes protestants et renonce à le produire. Le film est finalement tourné au Maroc, fin 1987, et sort, en 1988. Le 6 septembre 1988, le cardinal Albert Decourtay, archevêque de Lyon, et le cardinal Jean-Marie Lustiger, archevêque de Paris, rendent public un communiqué dans lequel ils protestent d’avance contre la diffusion de ce film, sans d’ailleurs l’avoir vu. Ils y condamnent l’irrespect pour le Christ et les évangiles. Le cardinal Lustiger, dira même dans Le Figaro du 31 octobre 1991 : « cet irrespect d’autrui est une atteinte plus grave qu’il n’y paraît au pacte social. De telles pratiques pourraient être passibles des tribunaux ». Cette recrudescence du mouvement anti-blasphème se traduira y compris par des tentatives violentes d’empêcher la diffusion du film dans des cinémas.

Certains représentants de l’Islam ont également relancé l’appel à condamnation du blasphème. Le 14 février 1989, l’ayatollah Khomeiny, prononçait en tant que jurisconsulte un décret qui condamnait à mort Salman Rushdie, auteur des  Versets sataniques (publié le 26 septembre 1988), ainsi que ses éditeurs. Et il enjoignait les « musulmans zélés » « de les exécuter où qu’ils se trouvent », pour en faire un combat exemplaire contre le blasphème, pour que  «personne n’ose insulter la sainteté islamique ».
Plus récemment, l’affaire de « La Cène », une photo représentant l’épisode évangélique et la publication dans un journal hollandais puis dans Charlie Hebdo en France de caricatures du prophète Mahomet donnent lieu à des procès et des menaces de mises à mort des dessinateurs.

A chaque fois est invoqué le « respect dû aux religions » pour justifier les menaces ou les condamnations, bref pour justifier l’interdiction du blasphème. En fait c’est un détournement du sens de la tolérance qui signifierait alors « respect des convictions ». Or, au sens où l’entendait Voltaire, aucune idée ne peut exiger le respect, aucun groupe ne peut exiger le respect de ses convictions ! Seules les personnes méritent le respect et aucune attaque contre une idée ne justifie la mise en cause ou l’insécurité de ceux qui la défendent. Il apparaît désormais « normal » à certains croyants de saisir la justice lorsque leurs convictions, en général religieuses les plus profondes, sont moquées ou tournées en dérision. Si l’on poursuit ce raisonnement, les idées ou les convictions, politiques ou religieuses ne pourraient plus être critiquées. Au nom du « respect » et de la « tolérance » les religieux remettent en réalité en cause frontalement la liberté de pensée et d’expression.

L’Union européenne dont la fondation est étroitement liée a la Démocratie Chrétienne n’interdit pas la punition du blasphème. De nombreux pays en Europe le condamnent donc: c’est le cas du code pénal allemand et du code pénal autrichien qui font clairement référence au blasphème. L’article 140 du code pénal danois prévoit une peine de détention pour celui qui, publiquement, ridiculise ou insulte le dogme ou le culte d’une communauté religieuse. En Finlande, l’article 1er du code pénal punit de réclusion quiconque « aura publiquement blasphémé dieu ». Des dispositions de même nature se retrouvent dans les législations pénales grecque, italiennes, néerlandaise, suédoise ou norvégienne.

Les Pays-Bas vont ôter de leur arsenal pénal un article qui punissait le blasphème. Il va être remplacé par une disposition qui condamne la discrimination, les “insultes graves” et les propos “inutilement blessants” à l’égard des individus, sur la base de “leur race, leur orientation sexuelle et leur religion”. En définitive, la réforme fait craindre une restriction de la liberté d’expression dans un pays qui a vécu plusieurs épisodes tumultueux au cours des dernières années. En 2004, le cinéaste Theo Van Gogh a été assassiné à Amsterdam par un islamiste radical pour avoir réalisé le film Submission. Il avait été taxé de blasphème par son meurtrier. Ayaan Hirsi Ali, députée d’origine somalienne, coscénariste du film désormais exilée à Washington, avait subi la même accusation. En 2006, l’affaire des caricatures danoises de Mahomet a eu un écho particulier aux Pays-Bas et fait craindre d’autres actions violentes.

En Irlande, critiquer une religion pourra désormais être puni d’une amende de 25 000 euros. La loi sur la diffamation est entrée en vigueur ce 1er janvier 2010. Son article 36 crée un délit de blasphème. La loi s’applique à toutes les religions, pas seulement au catholicisme dominant en Irlande. Les militants laïcs irlandais ont mis en avant le ridicule de la notion même de blasphème puisque les représentants de chaque monothéisme sont blasphématoires aux yeux des représentants des autres. Jésus lui-même, dans l’évangile selon Jean profère des attaques contre le judaïsme. Et Jésus a justement été condamné pour blasphème … ce qui montre le caractère impraticable de la répression du blasphème du moment où la liberté de conscience est reconnue dans une société. Si l’on devait écouter les églises, Benoît XVI n’aurait-il pas dû être poursuivi et condamné quand en en 2006, déjà pape, il avait cité un empereur byzantin, selon lequel Mahomet n’avait apporté que « du mauvais et de l’inhumain », blasphématoire pour les musulmans ?

Les condamnations, en Europe ne sont « que » pécuniaires. Mais au Pakistan par exemple, la loi sur le blasphème datant de la colonisation britannique n’a cessé de se renforcer et de se durcir dans le cas de prétendus blasphèmes contre l’islam, au point qu’elle prévoit maintenant la peine de mort en cas de blasphème contre Mahomet.

Les défenseurs d’une condamnation du blasphème ont aussi leurs entrées au Conseil des Nations Unies. L’Assemblée générale de l’ONU avait demandé au secrétariat général de la Conférence de l’Organisation islamique un rapport pour la mise en œuvre de la résolution 62/154, intitulée  “Combattre la diffamation des religions ». Cette résolution cherche au fond à étendre la protection non pas aux êtres humains, mais aux opinions et aux idées, en accordant à celles-ci une immunité exclusive contre toute « offense ». Et le rapport transmis à l’ONU en juin 1988 appelle contre les insultes dont fait l’objet l’Islam à « sanctionner le mauvais usage ou l’abus de la liberté d’expression ».

La recrudescence des législations condamnant le blasphème, y compris en Europe et dans les instances internationales, va de pair avec les projets de reconfessionalisation de la société. Les mêmes qui défendent le blasphème sont les défenseurs de la théorie du « choc des civilisations » ou de la « laïcité positive ». Dans cette logique, les religions doivent pouvoir influer sur les normes de l’espace public, en contradiction avec la laïcité qui cantonne leur pouvoir dans la sphère privée. Pour eux, « chacun son blasphème, chacun sa religion, chacun sa civilisation » est la nouvelle devise des temps modernes. Ce n’est que régression par rapport à l’esprit des Lumières et une négation de la laïcité. Le blasphème n’est qu’une critique ou une moquerie, il est un droit et ne doit plus être condamné.